Beaucoup pensent que la décision démocratique fait triompher l'incompétence. L'apparente logique d'une telle position découle de ce que la proportion des gens compétents pour régler des problèmes délicats, est faible. Mais il est pourtant faux d'en conclure qu'entre deux propositions opposées, dont il serait difficile de savoir laquelle est bénéfique et laquelle néfaste, la majorité opterait pour la mauvaise.
Les lois des Probabilités, enseignent que sur N individus confrontés à un tel choix, les votes se partageraient par moitié, à racine carrée de N voix près. Sur 25 millions de votants, l'écart le plus probable serait donc seulement de l'ordre de 5000 voix, soit 0,02% des votants !
Voici illustrées grandeur et faiblesse de la démocratie participative. Il ressort de ce calcul, d'une part, qu'un nombre très faible de votants compétents garantit largement le triomphe du bon choix. A contrario, une faible influence néfaste sur l'opinion, suffit à faire basculer du mauvais côté, la décision du suffrage universel.
L'expériencee paraît en contredire le résultat. Aucun vote ne peut être acquis par un si faible nombre de voix assurées. En fait, la quantité de votes déterminés a priori, est plus importante que le simple nombre (n) des « compétents ». La part aléatoire est, donc, bien inférieure à N ou (N-n). Outre ceux qui ont un intérêt particulier différent de l'intérêt général, il y a ceux qui votent de manière intangible, dans un sens ou un autre, pour diverses raisons idéologiques, communautaires, religieuses, etc., ou sous influence.
Par suite, pour que les décisions prises au suffrage universel soient conformes au critère de compétence, il faut que les votants compétents objectifs, relativement au choix à effectuer, soient en nombre assez nettement supérieur à la somme de ceux qui ont intérêt, à titre particulier (ou collectif restreint) au choix d'un terme de l'alternative et de ceux qui subissent une influence partiale ou abusive. Il en ressort que si la démocratie ne suit pas la voie de la compétence et de l'intérêt général ou majoritaire, ce n'est pas par défaut fondamental, mais sous la poussée d'influences abusives sur les incompétents.
Ainsi faussée, la démocratie serait donc la « tyrannie des influents », plus que celle des ignorants.
L'IMPORTANCE DU DEVELOPPEMENT DE L'EDUCATION ET DE L'OBJECTIVITE DE L'INFORMATION
La meilleure façon d'éviter ce défaut est, évidemment, d'augmenter le nombre n des compétents, en développant le savoir des citoyens. Deux moyens essentiels sont à distinguer :
- le moyen lourd, à long terme et général, qu'est l' Education (formation initiale et permanente),
- le moyen rapide, adapté à une situation particulière et momentanée (tel vote, tel jour) qu'est l' Information .
Quant à leur effet sur la prise de décision démocratique, les deux ne sont pas séparables. Leur somme constitue le capital de connaissances dont l'individu dispose pour reconnaître si le choix A (ou le choix B) est le bon.
L'Education – et non pas seulement celle de l'individu dans les savoirs fondamentaux, la technologie et les autres savoirs divers, mais aussi la formation du citoyen –, a donc un rôle fondamental en démocratie. C'est elle qui assure la bonne résolution du dilemme démocratie directe - compétence , si elle est assez générale, largement diffusée, objective et tournée vers la prise en compte de l'intérêt général. L'Information quant à elle – la Presse, en premier lieu, mais aussi toute documentation sur le sujet qui est soumis au suffrage populaire –, ne peut agir qu'à titre complémentaire et circonstanciel. Toutefois, sur un élection donnée, son rôle peut être déterminant.
Il est bien connu qu'à travers l'une et l'autre, les influences abusives peuvent jouer. L'Histoire – hélas, encore aujourd'hui –, regorge d'exemples d'endoctrinement de la jeunesse par l'Education, tant dans les régimes dictatoriaux conservateurs que révolutionnaires ou religieux. Mais les"démocraties" n'échappent pas à l'influence, moins massive ou grossière, quoique parfois insidieuse, d'une "pensée unique" ou tout au moins dominante, d'un "formatage" de la formation des "élites", aussi bien qu'à celle d'une Information dominée par de puissants groupes d'intérêt privés. La liberté de la Presse ne suffit pas, il faut que sa pluralité soit équilibrée.
FAUT-T-IL UNE CONNAISSANCE APPROFONDIE POUR VOTER DE MANIERE ECLAIREE ?
La compétence universelle n'existant pas, dans l'ensemble des N individus, le sous-ensemble de ceux qui savent ne peut être qu'un ensemble flou : être compétent ne veut rien dire, dans l'absolu ; on l'est plus ou moins sur tel sujet ou sur tel autre. Pour chaque question à traiter, chaque citoyen a un certain degré de compétence, en fonction de l'étendue et la profondeur de ses connaissances, mais aucun n'est compétent sur tous les sujets. La démocratie directe peut cependant être un mode de gouvernement satisfaisant si, statistiquement, la compétence acquise, antérieurement ou lors de la campagne préélectorale, par un nombre assez important de citoyens, les prémunit contre les influences néfastes et compense quantitativement leurs effets sur les incompétents ou indifférents. A ce stade le rôle du débat est fondamental, parce qu'il contribue à élaborer une information vivante, examinée de manière critique, sous des angles divers. L'expérience menée par les journalistes américains, auteurs du "Techno-peasant survival manual" (Bautam books), démontre qu'il n'est pas nécessaire d'être savant pour être apte à se prononcer sur des questions difficiles et déterminantes pour l'avenir du monde.
Technocrates et « techno-ignares.
A Houston (Texas), en 1979, des scientifiques réunis en un congrès annuel, pour discuter des implications des découvertes de haute technologie, employèrent pour la première fois, par opposition à « technocrate », le terme de « techno peasant », que nous traduirons par « techno-ignare ». Les technocrates sont les membres de l'élite scientifique (au sens large) des pays développés modernes. Les techno-ignares constituent la grande masse de ceux qui ne comprennent le fond, ni ne peuvent pressentir les enjeux, des progrès technologiques et scientifiques, médicaux, économiques, etc..« Ils sont dépassés par ce progrès et dépassés, ils sont ignorants, trop peu informés pour avoir quoi que ce soit à dire sur leur propre futur. La nature et la qualité de leur vie sont de plus en plus déterminées par les autres, par ceux qui sont dans le savoir : les technocrates . »
Un groupe de journalistes techno-ignares purs et simples décida de plonger dans le monde de la technologie pour voir s'il était accessible et clairement compréhensible par le « techno-ignare ». Leur « Manuel de Survie du Techno-ignare » est très éclairant :« Cela a été une expérience enrichissante qui nous a ouvert les yeux et l'entendement. Nous y entrâmes en ne connaissant presque rien sur la technologie et en sortîmes en connaissant beaucoup. ». On y trouve confirmation de de ce que l'omni-technocrate n'existe pas. On est toujours le techno-ignare d'une technique, même les technocrates et les savants .Le technocrate informaticien est techno-ignare en génétique, en atomistique, etc.. Le généticien, l'atomiste sont techno-ignares en informatique et dans la plupart des domaines que ne recouvre par leur spécialité.
Pas plus aujourd'hui qu'au siècle de PERICLES, il ne faut espérer comme guide ni le savant, ni le roi-philosophe. Face à la complexité du monde, devant la difficulté de prédire l'avenir et de le préparer, chacun se retrouve aussi nu, presque aussi désemparé que le citoyen lambda. Cela ne signifie pas que faute de pouvoir tout savoir, il faille tout ignorer. C'est un message d'espoir en faveur de la décision démocratique , que nous délivre « l'équipe de survie des techno-ignares » : « La plus importante chose que nous apprîmes est que, pour savoir les implications sur nos vies de la Science et de la Technologie , il n'est pas nécessaire de connaître tout ce que connaît le savant. »
C'est donc une fausse impression de croire la technique rébarbative inaccessible et incompréhensible. Une culture scientifique et technologique, ramenée à l'essentiel, à l'acquis et à l'espéré, reliant entre elles toutes les questions, élaguant ce qui est trop complexe ou spécialisé, permettrait au citoyen, dans un monde où la technologie prend de plus en plus de place, de garder la possibilité de choisir par lui-même le monde de demain qu'il souhaite.
La même conclusion s'applique au domaine économique qui peut tout autant modifier la vie de chacun.
L'OLIGARCHIE DES SAGES NE GARANTIT PAS PLUS LA COMPETENCE QUE LA DEMOCRATIE
Après PLATON qui préconisait une République des Sages, le « positiviste » Auguste COMTE, proposait d'ôter aux citoyens « leur droit absolu d'examen individuel sur des sujets supérieurs à leur véritable portée » et de conférer aux savants et aux sages – « pouvoir spirituel » –, la vraie autorité législative, disposant de l'appui inconditionnel d'un exécutif fort.
A ce stade, notons déjà le premier défaut d'une telle solution. Si le gouvernement des savants était souhaitable au plan de l'efficacité, il ne saurait l'être à celui de la liberté. En effet, si comme nous l'avons vu, la liberté (relative) des individus se mesure à l'étendue de leurs pouvoirs au regard de ce (et de ceux) qui s'y opposent, le retrait du pouvoir de décider et la soumission à un exécutif puissant, donc à de nombreuses et fortes contraintes politiques et sociales, constituent une importante aliénation.
Plus près de nous, EINSTEIN qui déclare préférer le régime démocratique et plus particulièrement celui des Etats-Unis d'Amérique, n'est pas sans regretter, non pas tellement que les savants ne détiennent pas les reines du pouvoir, mais que leur influence sur l'avenir et l'utilisation de la Science , qui conditionne celui du Monde, ne soit pas ce qu'elle devrait être. Il constatait avec déplaisir la domination des politiciens : « Nous observons de ce jour ce fait frappant que les hommes politiques, les hommes de la vie pratique sont devenus les représentants de la pensée universelle ». (« Comment je vois le Monde »)
Voilà un homme à qui PLATON aurait peut-être accordé sa confiance comme roi-philosophe. Il a pénétré, plus avant que tout autre, les mystères de la Nature. Il a doté plus ou moins directement son pays d'une arme le plaçant au premier rang de puissance militaire mondiale – tout en défendant en permanence, la paix – et lui assurant un avenir énergétique indépendant de l'éventuel épuisement des ressources naturelles. Il plaçait très haut l'intérêt général et ne savait pas intriguer pour son propre avantage. Mais, outre qu'il était particulièrement distrait, aurait-il su prendre la bonne décision en cas, par exemple, de problème d'environnement ? Le physicien aurait-il privilégié l'utilisation physico-chimique polluante ou la préservation de la nature ? Il aurait été flanqué d'un grand biologiste, rétorquera-t-on. Oui, mais pour une décision de type sociologique, ni EINSTEIN ni le biologiste ne seraient d'un grand secours. Il faudrait faire appel à un « Grand Sociologue », et ainsi de suite, selon les problèmes à résoudre : un grand Juriste, un grand Philosophe, un grand Economiste. Qui aurait eu le dernier mot, en cas de désaccord ? Aurait-on trouvé quelqu'un de supérieur aux uns et aux autres, capable de faire la synthèse de leurs avis et de les convaincre d'en changer ou d'imposer son point de vue ? Le groupe serait-il dirigé par ce super-savant, s'il existait – mais on n'en connaît pas de ce niveau ni avec l'étendue de compétences nécessaire –, serait-il donc hiérarchisé ? Qui, étant plus petit que le plus grand, pourrait le désigner ? Ou bien, instaurerait-on une « démocratie » des savants ? Voteraient-ils ? Et dans ce cas, aurait-on la garantie que la majorité aurait raison ?
A un degré de connaissance supérieur, on se trouve ramené au même problème d'incertitude que dans celui de toute décision par votation.
Exemple. Soit une assemblée de 110 sages dont 10 sont compétents sur la question posée. Les autres (100), votant au hasard, se partageront en deux parties voisines de 50 à racine de 100 près, c'est-à-dire à 10 près. On voit que l'aléa compense la compétence. L'incertitude du vote sera totale : au maximum 10 assurément pour (s'ils sont tous d'accord, ce qui n'est pas sûr) et de 60 à 40 pour ou contre. L'assemblée des savants confie le choix à des ignorants relatifs, jouant à pile ou face.
On trouvera cet exemple caricatural, invoquant le fait que ceux qui ne savent pas s'abstiendront pour la plupart. C'est à voir ; plus on est compétent, plus on a le sentiment de savoir. Et puis, envisageons le rapport de fin de mandat d'un sage qui conclurait : 100 questions examinées en 1 an, 10 suffrages exprimés, 90 abstentions. Le peuple serait-il convaincu de sa compétence ? Peut-être, s'il était bien informé, pénétré du fonctionnement du système et sûr de l'objectivité des avis donnés. Mais, qu'au sein de l'assemblée des Sages, tous n'aient pas les mêmes scrupules, et le vote serait faussé. Il suffirait, là plus encore, d'un faible nombre de comportements déviants, pour arriver à un résultat aberrant.
Entendons-nous bien ; nous ne tendons pas à prouver ici que le système démocratique peut se satisfaire de l'ignorance. En démontrant plus haut qu'il n'était pas celui de l'incompétence systématique, nous avons établi une relation qui donne l'ordre de grandeur du nombre de « compétents » nécessaire pour que la décision démocratique soit la bonne. Ici, la même logique montre que, sélectionner les savants et les faire décider, ne donne pas toute certitude. C'est que tout savant n'est pas omniscient et leur nombre est faible. Donc, le basculement de quelques uns dans la mauvaise voie (erreur involontaire) ou leur choix de voter même lorsqu'ils sont des ignorants relatifs, est très sensible. Il compromet fortement l'avantage que l'on pouvait trouver, à première vue, à leur confier les destinées de la Société.
Texte de Jean-Claude Martin
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